Les départements comptabilité fournisseurs ont été mis à rude épreuve ces derniers mois mettant en évidence d’importants retards dans la digitalisation de la fonction finance au sein de nombreuses entreprises, retards qui se sont parfois traduits par des ruptures dans la comptabilisation des factures papier. De fait, la chaîne des paiements en a été affectée elle aussi.
D’autres facteurs attendus à moyenne échéance pourraient créer de nouvelles turbulences dans les départements comptables. En effet, le projet de loi de finances 2020 envisage de rendre obligatoire, de façon progressive, la facturation électronique entre entreprises soumises à TVA à compter de 2023.
- Les entreprises sont-elles prêtes à faire face à ce changement ?
- Quelle serait la portée de cette nouvelle disposition ?
- L’Etat français s’inspira-t-il des modèles adoptés par d’autres pays tels que l’Italie ou le Mexique ?
- Comment se préparer au mieux pour franchir cette étape ?
Nos experts se sont retrouvé lors d’un webinar pour vous vous apporter quelques éléments de réponse. Visionnez-le maintenant ou lisez cet article pour en savoir plus !
Pascal Zimmerman
CEO chez Viggo “Agitateur de Transformations”
Morad Ledmaoui
Directeur Alliances chez Tradeshift
Facture électronique : de quoi parle-t-on vraiment ?
Pascal Zimmermann : “Reposons tout d’abord la définition de la notion de facture.
La facture est un document comptable légal par lequel un vendeur réclame le paiement des biens livrés ou des prestations rendues. Elle est le reflet d’une transaction commerciale. Le terme facture doit s’entendre au sens large par facture ou avoir. Une facture comprend des mentions et des champs obligatoires (par exemple une date de facturation, une référence unique etc…).
Une facture électronique est une facture créée, envoyée, reçue et conservée sous forme électronique dans les conditions légales en vigueur. Elle ne doit pas exister sous forme papier et devra être conservée de manière électronique. Une facture électronique n’a donc pas vocation à être imprimée et conservée sous forme papier.
Une facture imprimée, scannée et envoyée par voie électronique ne constitue pas une facture électronique. Elle doit être obligatoirement envoyée par courrier.”
Quelle est la situation aujourd’hui en France ?
Pascal Zimmerman : “On estime à plus de 1.5 milliards de factures échangées annuellement dans le B2B en France. Les plus optimistes estiment à 20% la part d’échanges « nativement » électroniques.
Chez Viggo, nous avons croisé différentes études et pensons que la réalité se situe plutôt entre 10 et 15% avec une très forte disparité de maturité entre les acteurs. Schématiquement, nous avons de grands industriels / grandes sociétés déjà massivement équipés depuis des années pour traiter électroniquement des grands flux de transactions. C’est le cas, par exemple, de la grande distribution , de l’industrie automobile ou encore de l’industrie aéronautique. Mais au-delà de ces îlots, on est très loin d’une généralisation et la facture « papier » est encore très largement dominante.
“Seulement 20% des factures émises en France le sont au format électronique”
Ces dernières années, il y a eu un premier mouvement impulsé vers une généralisation de la facture électronique avec l’obligation progressive des entreprises travaillant avec des acteurs publics. Les fournisseurs ont tous obligation de passer par la plateforme de l’Etat Chorus Pro depuis le 1er janvier 2019. Cette obligation avait été mise en place progressivement depuis le 1er janvier 2017 pour les entreprises de plus de 5.000 salariés. Depuis 2019, c’est également le cas pour les PME et les TPE. Des réflexions sont en cours pour une généralisation à l’ensemble des échanges B2B, nous y reviendrons.
Au-delà de ces aspects, la crise sanitaire – en particulier l’épisode du printemps – a révélé de façon criante les faiblesses des chaînes de traitement « papier ». Télétravail, accès à des scanners moins performants … sont des facteurs de discontinuité de la chaîne de traitement là où des flux nativement digitaux permettent un traitement continu .”
Que sait-on de cette future loi ?
Morad Ledmaoui : “Une petite révolution numérique s’annonce. L’article 153 de la loi de finances 2020 prévoit :
– D’une part, l’émission obligatoire des factures entre assujettis à la TVA de manière totalement dématérialisée. On abandonne le format papier.
– Et, d’autre part, la transmission à l’administration fiscale des données figurant sur ces factures.
“Emission obligatoire des factures entre assujettis à la TVA de manière totalement dématérialisée”
Le calendrier se précise également : dès 2023, l’ensemble des entreprises devront être en mesure de recevoir une facture électronique (obligation de réception). Puis, progressivement entre 2023 et 2025 selon la taille des entreprises, une obligation d’émission des factures sous forme électronique :
o 1er janvier 2023 pour les grandes entreprises,
o 1er janvier 2024 pour les ETI,
o 1er janvier 2025 pour les PME et TPE.
“La réforme prévoit une dimension d’e-reporting”
Il est important de souligner que la réforme prévoit également une dimension de « e-reporting ». Les entreprises seront également tenues d’envoyer des données complémentaires pour les transactions non soumises à l’obligation de facturation électronique telle que définie à l’article 153: il s’agit notamment des transactions entre professionnels et particuliers (« B2C »), transactions avec des opérateurs étrangers.
Ce “e-reporting” devra également permettre de connaître et de suivre le statut de paiement des factures électroniques.”
Quels sont les principaux objectifs de la loi ?
Morad Ledmaoui : “Officiellement, il y a quatre objectifs principaux qui sont fixés par l’article 153 :
1- Lutter contre la fraude et réduire le “gap TVA” qui est estimé à environ 10 à 20 Mds d’euros par an (selon la cour des comptes et l’INSEE).
2- Permettre un pré-remplissage à moyen ou long terme des déclarations de TVA.
3- Obtenir une connaissance au fil de l’eau de l’activité des entreprises.
4- Et enfin, améliorer la compétitivité des entreprises par :
– une accélération des paiements, dont les retards pèsent très lourd sur les entreprises : on estime que les seuls retards de paiement pèsent pour plus de 20 Md€ sur la trésorerie des PME et ETI en France.
– une optimisation et automatisation des traitements permettant de dégager des gains de compétitivité administratifs. Là encore, sur la base de 2 milliards de factures B2B en France, le potentiel de gain est de l’ordre de 20 Md€ à l’échelle nationale.
“Améliorer la compétitivité des entreprises”
En réalité, nous sommes simplement en train d’embrayer le pas de pays tels que le Mexique ou encore l’Italie plus récemment qui ont décidé d’adopter un modèle dit de “clearance” afin de mieux lutter contre la fraude fiscale et qui semble donner des résultats très encourageants.”
Qu’est-ce qu’un modèle de “clearance” ?
Morad Ledmaoui : “Dans un modèle de “clearance”, chaque facture envoyée par un fournisseur doit préalablement être approuvée par l’État avant d’être transmise à l’acheteur et, en principe, cette facture est transmise par le fournisseur dans un format électronique, structuré. On abandonne donc le modèle dit de “post audit” ou de contrôle à posteriori dans lequel les entreprises sont autorisée à s’échanger librement des factures à condition qu’elles puissent prouver l’intégrité, l’authenticité et la lisibilité des factures électroniques pendant une période de 10 ans (par exemple lors d’un audit).
Les entreprises vont-elles devoir envoyer leurs factures électroniques sur une plateforme gouvernementale unique ?
Morad Ledmaoui : “Oui mais les choses sont un peu plus complexes. Il existe en réalité différents modèles de clearance. Nous pouvons citer deux pays qui sont en clearance mais avec des logiques différentes.
L’Italie, par exemple, a adopté un modèle dans lequel la plateforme étatique joue le rôle d’intermédiaire. Concrètement toutes les factures transitent par cette plateforme et c’est elle, et elle seule, qui a la charge ensuite de transmettre les factures au client après les avoir approuvées. C’est un peu le modèle « Chorus pro » de l’Etat français.
Au Mexique, par contre, ce sont des tiers certifiés qui vont jouer ce rôle de “point de passage”.
Mais dans les deux cas, le lien direct entre le client et son fournisseur est interrompu : toute facture est préalablement vérifiée et validée soit par l’administration fiscale, soit par le prestataire de service certifié.
A ce jour, il semble que le modèle “type Mexique” soit celui qui ait la préférence. La raison est simple, les entreprises n’ont pas attendu la réforme pour se lancer dans la dématérialisation électronique. Il y a donc beaucoup de formats électroniques différents qui existent et qui sont actuellement utilisés. D’ailleurs certains formats embarquent également des données métiers très spécifiques. On imagine mal une plateforme unique en capacité de gérer autant de formats différents.
Donc si on veut réduire le coût d’entrée dans cette réforme il faut conserver cette pluralité des formats et faire appel à des plateformes tierces certifiées pour mieux adresser cette pluralité.”
Ceci étant, le traitement d’une facture en réception comporte deux étapes majeures : 1. L’acquisition de la facture, 2. le traitement métier avec notamment ce qu’on appelle le contrôle facture avant de délivrer un “Bon à Payer”
Or la réforme propose d’améliorer l’acquisition en permettant de recevoir des données structurées, fiables. En revanche, pour ce qui concerne le contrôle facture, tout reste à faire. Mais grâce à la digitalisation, les entreprises pourront s’appuyer sur des données saines et solides afin d’ optimiser leur processus.”
S’oriente- t-on vers un format imposé de facture?
Morad Ledmaoui : “Non, pour le moment, l’orientation de la future loi ne semble pas se diriger vers un format unique imposé.
Par contre, tous les formats devront permettre d’extraire l’ensemble des données nécessaires et, à l’heure actuelle, on parle d’une cinquante de données, ce qui est considérable.
La trajectoire à moyen long terme pourrait être de définir un standard et permettre aux entreprises, quelque soit leur taille, d’émettre nativement une facture dans un format structuré. Parmi les formats les plus cités, on trouve “Factur-X” mais rien n’est encore arrêté.”
“Il faut conserver la pluralité des formats de factures”
Dispose-t-on de retours d’expérience de pays qui ont déjà adopté les modèles “clearance” ?
Morad Ledmaoui : “Oui, nous pouvons citer le cas de l’Italie qui a contraint les entreprises à échanger les factures électroniques depuis le 1er Janvier 2019. Pour le moment, les chiffres ont surtout mis en évidence un impact positif au niveau fiscal avec près de 2 Mds d’euros de TVA additionnelles collectées en 2019. Le coût du système mis en place par le gouvernement est estimé à environ 10 Millions d’euros. Du côté des entreprises, nous manquons un peu de recul et il ne faut pas oublier que beaucoup d’entreprises ont dû faire des investissements supplémentaires pour s’adapter donc les gains ne seront probablement visibles qu’à plus long terme.
Comment se situe la plateforme Tradeshift ?
Morad Ledmaoui : “Tradeshift se situe très bien. Nous avons l’expérience du modèle de clearance. Nous sommes spécialisés dans le flux de facturation. Nous avons des clients dans des pays qui ont adopté ces modèles et nous garantissons la conformité fiscale dans ces pays. Tradeshift, dès sa création à fait la promotion de la facture électronique. Nous sommes en capacité de traiter tout format électronique structuré. Pour être franc, je suis ravi de voir enfin le papier disparaître car nous allons, enfin, entrer dans le 100% digital et tirer parti des nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle et les “data analytics” qui ont besoin de données fiables pour être efficaces.
La partie “e-reporting” est également une dimension d’ores et déjà intégrée dans notre plateforme notamment pour ce qui concerne les échanges sur les statuts des factures.”
Quels sont les mécanismes qui vont permettre aux entreprises de gagner en productivité ?
Pascal Zimmermann : “ L’acquisition de la facture, sa saisie ou son scan / vidéocodage, ne représente qu’une partie infime du coût de traitement des factures, entre 7 et 10%. Au delà de cette première étape, on distingue classiquement :
– l’enrichissement de la facture, en particulier son imputation comptable (comptabilité générale et analytique),
– la validation de la facture dans l’organisation de l’acheteur,
– la mise en paiement et le règlement,
– l’archivage légal,
– la gestion des litiges.
L’enrichissement et la validation de la facture comptent pour plus de la moitié dans le coût moyen de traitement d’une facture.
Avec un passage en électronique, on escompte plusieurs leviers de compétitivité qui aboutissent globalement à une division par 3 du coût de traitement d’une facture :
1- Réduction des coûts : baisse des coûts de traitement (impression, saisie…) et de support, automatisation de certaines tâches dont l’imputation comptable via du machine learning
2- Une réduction du nombre de litiges : le fournisseur a une traçabilité beaucoup plus forte et un accès à de l’information et les conditions de validation de la facture sont améliorées
3- Une plus grande efficience dans le processus de gestion (plus de circulation de papier).
Alors finalement, pourquoi anticiper ?
Morad Ledmaoui : “Nous cernons mieux les grandes lignes de cette réforme. Il reste évidemment encore pas mal de points à éclaircir y compris sur les aspects techniques. Toutefois, on s’oriente vers un modèle beaucoup moins restrictif qu’on ne le craignait. Il y aura certes des adaptations à faire pour ces entreprises notamment pour s’assurer que toutes les informations de la facture sont correctement capturées mais il semble que la complexité soit déportée sur les plateformes privées certifiées qui seront l’interface avec la plateforme nationale. Elles devront donc prendre à leur charge les efforts de transformation de données. Concrètement une entreprise qui a déjà investi sur une solution de “e-invoicing “ va pouvoir capitaliser sur son travail et même bénéficier d’un sacré coup de pouce de l’Etat car les difficultés d’enrôlement des fournisseurs ne seront plus vraiment un souci.
“Pour être prêt en 2023, c’est dès maintenant qu’il faut commencer”
Il faut surtout garder à l’esprit qu’un projet de mise en place de solution de ”e-invoicing” a des impacts multiples au sein des entreprises. Il y a bien entendu l’aspect technologique à considérer avec un besoin en ressources IT. Mais il y a aussi le facteur humain à prendre en compte et des processus qui vont être plus ou moins profondément transformés. Pour être prêt au 1er janvier 2023 et en capacité de recevoir et intégrer des flux électroniques dans son système d’information, c’est dès maintenant qu’il faut commencer.”
Pascal Zimmermann : “Les conditions sont aujourd’hui réunies, les technologies sont au point. Le cadre juridique se met en place et l’échéance réglementaire va lancer le mouvement. Les avantages à opérer “la mue“ sont nombreux et le ROI est rapide.
Ceci étant, il s’agit de projets faussement simples, nécessitant donc un peu de temps.
En effet, plusieurs dimensions d’ordre organisationnelle, humaine (change management) et techniques sont à prendre en compte.
“Les technologies sont au point”
De plus ces projets concernent aussi bien des acteurs internes à l’entreprise, qu’ externes. La réussite dépend aussi beaucoup des fournisseurs.
Enfin, il faut tenir compte du grand gap à passer entre la pratique actuelle et la cible. Il est probable que, comme tous les projets ayant un aspect « réglementaire » avec une date d’échéance fixée par l’Etat, les acteurs en retard vont plus souffrir être prêts à temps, notamment du fait d’une plus forte tension sur le marché pour mobiliser les parties prenantes.”
Bruno Garrett